Pathologiser la vieillesse : ce qu’en dirait le droit


Droit-fiction : et si le vieillissement était, vraiment, une maladie ? Qu’adviendrait-il si, mettons, l’ordre juridique français ou européen (ceux qui nous intéressent ici le plus directement) attribuait, par les divers moyens qui sont les siens, la qualification de « maladie » à la simple sénescence naturelle ?

Outre les évidentes implications de l’événement pour les règles relatives à la fin de vie, étudiées par ailleurs dans le présent numéro, un grand nombre de branches du droit seraient à l’évidence concernées : encadrement des pratiques médicales et du médicament, prise en charge par la sécurité sociale, indemnisation des maladies professionnelles ou encore recherche biomédicale sont par exemple autant de secteurs où la qualification joue un rôle décisif pour l’application de la règle de droit.

Cet exercice de pensée, dont l’envergure relève certes plus du rapport de commission parlementaire que d’un simple article de revue, amène ainsi à envisager de nombreux « micro-impacts » sectoriels, de nature et d’importance variées, pour mieux discuter de l’opportunité de « sauter le pas ».

LA MÉTHODE : QU’EST-CE QU’UNE MALADIE POUR LE DROIT ?

On peut cependant tout d’abord s’attarder sur les conditions de réalisation d’un tel scénario. Il paraît peu probable, à cet égard, que l’opération de qualification qui érigerait la vieillesse en maladie prenne la forme d’une consécration législative. La fréquence des occurrences du concept de maladie dans les textes de loi français actuels n’a peut-être d’égal, en effet, que l’imprécision qui y est entretenue à son égard : qu’il y soit fait référence par le terme lui-même, par son qua- si-synonyme de « pathologie », ou plus indirectement par les notions d’« état de santé », d’« indication thérapeutique » ou de « service médical rendu » (nous y reviendrons), le législateur semble s’en remettre (avec raison sans doute) à la science médicale, afin de donner toute latitude au droit pour s’adapter aux évolutions de cette dernière.

“la Cour de justice elle-même a reconnu que la directive 65/65/ CEE du Conseil, du 26 janvier 1965 (…) ne donne aucune définition de la maladie.”

Cet état de fait se décline explicitement au niveau unioniste, où la Cour de justice elle-même a reconnu que « [l]a directive 65/65/CEE du Conseil, du 26 janvier 1965, concernant le rapprochement des dispositions législatives, réglementaires et administratives relatives aux spécialités pharmaceutiques (JO 1965, 22, p.369), modifiée à plusieurs reprises, ne donne aucune définition de la maladie. Cette dernière ne peut recevoir que les définitions les plus communément admises sur le fondement des connaissances scientifiques »1CJCE, 21 mars 1991, C-369/88, pt. 12. Dans ces conditions, l’appréciation de ce qui relève ou non de la maladie ressortit le plus souvent à l’office du juge ou de l’autorité administrative, c’est-à-dire en pratique à l’avis de l’expert ou du collège de médecins. Ainsi l’évaluation du « service médical rendu » par un médicament au regard de ses effets thérapeutiques est-elle menée par la Commission de la Transparence au sein de la Haute Autorité de Santé (HAS)2Haute Autorité de Santé, « La Commission de la Transparence (CT) – Évaluation des médicaments en vue de leur remboursement  » (nov. 2015) (http://bit.ly/2vtFOep), l’analyse de l’« état de santé » d’un candidat à un titre de séjour français exceptionnel dirigée par un collège d’experts de l’Office Français de l’Immigration et de l’Intégration (OFII)3Article L. 313-11, 11° du Code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile, ou encore la détermination de l’existence d’une maladie professionnelle fondée sur des certificats médicaux devant être joints à la demande devant la Caisse Primaire d’Assurance Maladie (CPAM)4Article L. 461-5 du Code de la sécurité sociale. Dans tous ces cas, il est entendu que les critères admis parla communauté scientifique dont relève l’expert prévalent.

Cela n’exclut pas, certes, l’adoption de référentiels, par voie réglementaire notamment, tels que les tableaux des maladies professionnelles figurant en annexe du Code de la sécurité sociale français ; seulement ces référentiels n’ont-ils, en dernière analyse, de valeur qu’indicative : les tableaux précités, par exemple, n’établissent qu’une présomption de lien causal entre la maladie visée et l’activité professionnelle exercée par le maladeArticle L. 461-5 du Code de la sécurité sociale, sans exclure par ailleurs d’autres modes de preuve.

On ne peut à vrai dire qu’approuver cette casuistique, tant il serait préjudiciable de figer la définition juridique du pathologique, alors même que sa définition scientifique n’a rien d’un absolu – il n’en faut pour preuve que le souvenir de ce que, jusqu’au début des années 1990, l’homosexualité a pu subsister parmi la Classification Internationale des Maladies (CIM) établie par l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS)5V. not. sur ce sujet Cochran, S. D. et alli, « Proposed declassification of disease categories related to sexual orientation in the International Statistical Classification o fDiseases and Related Health Problems (ICD-11) » (juin 2014) (http://bit.ly/2sSSGMu).

Cette méthode présente néanmoins un écueil, peut-être caractéristique de la case law, en ce qu’elle ne garantit pas une approche unitaire (d’aucuns pourrait même dire « cohérente ») de la notion : celle-ci n’est ainsi mobilisée et analysée qu’au regard d’une question de droit spécifique, et des enjeux et des circonstances de cette question. Pour n’en donner qu’un exemple : une cour d’appel a pu valablement juger, pour qualifier tel produit de médicament« par présentation », que l’indication qu’il portait de lutte contre le « vieillissement cellulaire » évoquait bien une « pathologie »6Cass. crim., 19 septembre 2000, n°98-86625, sans qu’il en soit pour autant résulté la même qualification à l’égard d’autres branches du droit. C’est donc très modestement, en somme, qu’il faut envisager la question qui fait l’objet du présent numéro, du point de vue juridique du moins, en comprenant bien qu’elle n’admettra sans doute pas de réponse univoque, et devra être posée au cas par cas, pour chacune des hypothèses où la qualification de maladie peut avoir une importance.

L’IMPACT : LES NOMBREUX EFFETS D’UNE QUALIFICATION PATHOLOGIQUE

Venons-y alors plus précisément : quelles sont donc ces hypothèses ? Sans prétendre aucunement à l’exhaustivité, nous en avons relevé quelques-unes où l’admission de la vieillesse comme maladie aurait des effets surprenants, amusants peut-être, ou à tout le moins intéressants.

MÉDICAMENTS ET ACTES MÉDICAUX

La condition d’existence d’une maladie est en premier lieu décisive, bien sûr, pour la réglementation applicable en matière de santé, dont notamment celle relative aux médicaments. L’un des deux critères alternatifs de définition du médicament, en droit français comme en droit unioniste, consiste en effet dans une présentation du produit suggérant que celui-ci possède « des propriétés curatives ou préventives à l’égard des maladies humaines ou animales7Article L. 5111-1 du Code de la santé publique, issu de la transposition de la directive 2004/27/CE du 31 mars 2004 modifiant la directive 2001/83/CE instituant un code communautaire relatif aux médicaments à usage humain » (médicament « par présentation »). Il en résulte un encadrement strict de la commercialisation de ces produits, dont l’arrêt précité de la chambre criminelle fournit un exemple pertinent.

Le remboursement des médicaments par l’assurance maladie dépend à son tour d’une appréciation du « service médical rendu » par le médicament concerné, réalisée notamment au regard de son efficacité contre la « pathologie » pour laquelle il est indiqué8Haute Autorité de Santé, « Le service médical rendu (SMR) et l’amélioration du service médical rendu (ASMR) » (avril 2013). Des gélules de compléments alimentaires destinées à freiner le vieillissement des tissus, par exemple, pourraient à cette aune être prises en charge par les caisses d’assurance maladie – sous réserve,on l’aura compris, de leur efficacité réelle. Leur commercialisation serait en revanche, dans la même conjecture, réservée aux pharmaciens, en particulier sur Internet où elle serait par ailleurs soumise à des conditions de commercialisation très précises9Articles L. 5125-33 et suivants du Code de la santé publique.

De façon similaire, pour ce qui concerne le remboursement des actes médicaux, le Code de la santé publique trace une frontière nette en disposant que la chirurgie esthétique, définie comme celle « tendant à modifier l’apparence corporelle d’une personne, à sa demande, sans visée thérapeutique ou reconstructrice »10Article R. 6322-1 du Code de la santé publique, « n’entre pas dans le champ des prestations couvertes par l’assurance maladie »11Article L. 6322-1 du Code de la santé publique. Si la thérapeutique désigne bien la « branche de la médecine qui étudie, enseigne la manière de traiter les maladies et les moyens propres à guérir, à soulager les malades » (nous soulignons)12Trésor de la Langue Française informatisé (TFLi), « Thérapeutique », il faut en conclure, quitte à gros- sir le trait, que le lifting, dans le monde hypothétique dont il est question, pourrait lui-même faire l’objet d’une demande de remboursement du « malade ».

RECHERCHE BIOMÉDICALE

La qualification de « maladie » est par ailleurs de nature à permettre l’accélération de la recherche scientifique autour de cette maladie, à plus forte raison encore lorsque celle-ci est jugée suffisamment importante pour intégrer le champ des enjeux de « santé publique ».

En matière de protection des données à caractère personnel, la réglementation prévoit ainsi que le traitement de données dites « sensibles », intégrant les données de santé13Article 8 de la loi n°78-17 du 6 janvier 1978 relative à l’informatique, aux fichiers et aux libertés (dite « Informatique & Libertés »), et bientôt les données génétiques et biométriques14Article 9.1 du règlement (UE) 2016/679 du Parlement européen et du Conseil du 27 avril 2016 (dit « Règlement général sur la protection des données » ou « GDPR »), par ailleurs en principe interdit, est autorisé lorsque ce traitement est nécessaire « aux fins de la médecine préventive ou de la médecine du travail » ou encore « pour des motifs d’intérêt public dans le domaine de la santé publique, tels que la protection contre les menaces transfrontalières graves pesant sur la santé, ou aux fins de garantir des normes élevées de qualité et de sécurité des soins de santé et des médicaments ou des dispositifs médicaux »15ibid., articles 9.2.h) et 9.2.i).

Les contours de la « santé publique » s’organisent à leur tour, en droit de l’Union (puisque c’est de droit de l’Union qu’il est question ici), autour de la notion de maladie16Article 168 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE) ; v. également EUR-Lex, Glossary of summaries, « Public Health ». En France également, depuis la loi de modernisation de notre système de santé du 28 janvier 2016, la« politique de santé » de la « Nation » est définie notamment par « [l]a prévention collective et individuelle, tout au long de la vie, des maladies et de la douleur, des traumatismes et des pertes d’autonomie »17Article L. 1411-1 du Code de la santé publique. Une politique publique active en faveur de la lutte contre la vieillesse pourrait donc, si celle-ci devait être perçuecomme pathologique, justifier la mise en œuvre detraitements de données dites « sensibles » à plus ou moins grande échelle.

De façon plus ambiguë, et peut-être par conséquent plus extensive, la réglementation des recherches impliquant la personne humaine (RIPH), définies comme les recherches « organisées et pratiquées sur l’être humain en vue du développement des connaissances biologiques ou médicales »18Article L. 1121-1 du Code de la santé publique, autrement dit impliquant une intervention directe ou indirecte sur le corps humain vivant, autorisent ces dernières sous la condition, entre autres, qu’elles visent « à étendre la connaissance scientifique de l’être humain et les moyens susceptibles d’améliorer sa condition »19Article L. 1221-2 du Code de la santé publique. La formulation, intéressante, laisse ainsi le loisir aux organismes de régulation compétents, dont en particulier l’Agence Nationale de Sécurité du Médicament et des produits de santé (ANSM), de se faire leur religion quant à ce que peut bien être cette fameuse « condition de l’être humain » – et surtout, pour ce qui nous intéresse, quant à l’épineux point de savoir si l’oblitération de la vieillesse et de la mort consistuerait, pour cette condition, une « amélioration ».

MALADIES PROFESSIONNELLES ET RESPONSABILITÉ CIVILE

La qualification serait enfin (pour la liste d’exemples à laquelle nous nous limiterons ici) pourvue d’un effet direct sur l’indemnisation des maladies liées au travail, comme la locution elle-même le met en évidence. La constatation de ce que, par exemple, l’exposition à une certaine substance chimique dans le cadre de son activité professionnelle a occasionné un vieillissement prématuré du salarié, sans pour autant lui causer de douleurs particulières, pourrait en effet, dans cet univers fictif, ouvrir droit à l’indemnisation de ce dernier ; on s’avancerait alors, on le devine, vers un schéma alternatif pour le moins fascinant, où la retraite ne serait finalement plus qu’un arrêt maladie définitif.

La même tendance à l’indemnisation pourrait même, en prolongeant le raisonnement, se décliner dans le champ plus général de la responsabilité civile, où le simple vieillissement, en tant que « pathologie »,pourrait aisément être qualifié de préjudice corporel, par application de la désormais bien établie « nomenclature Dintilhac »20Cour de cassation, « La caractérisation des préjudices » (2007) – et partant, si ce vieillisse- ment était causé ou même simplement accéléré par la faute d’autrui, obliger cet autrui à l’indemniser.

L’OPPORTUNITÉ : L’ÉVOLUTION SERAIT-ELLE SIGRANDE EN DÉFINITIVE ?

A bien y regarder, par-delà leur caractère édifiant, les quelques exemples que nous venons d’envisager ne suffisent pas à faire oublier une certaine évidence :outre quelques cas marginaux, la majorité des enjeux pathologiques liés à la vieillesse sont en réalité déjà appréhendés par le droit, pour la simple raison que cette vieillesse, qu’elle soit ou non maladie elle-même, s’accompagne, en l’état actuel de notre condition, de maladies naturellement consécutives à la dégénérescence du corps et de l’esprit, pour leur part parfaitement reconnues.

La fin de vie, dans la mesure où elle est cause de douleurs et d’affections, est ainsi déjà soutenue financièrement par les régimes de remboursement de l’assurance maladie. Les pouvoirs publics n’ont pas attendu de réponse à la question qui nous occupe pour autoriser et encourager la recherche scientifique sur les maladies neurodégénératives. L’exposition à des produits nocifs entraînant une réduction de l’espérance de vie, telle que l’amiante, est bel et bien indemnisée au titre du régime des maladies professionnelles.

En dernière analyse, la « pathologisation » de la vieillesse ne devrait ainsi devenir un enjeu juridique vraiment remarquable qu’à l’heure où la technique aura permis d’éliminer l’essentiel de ces maladies et affections connexes au vieillissement, de sorte que l’approche de la mort naturelle soit devenue, en un mot, parfaitement indolore. Il sera sans doute plus pertinent, alors, de porter nos interrogations (juridiques) vers cette ultime frontière : cette mort indolore doit-elle être perçue en elle-même comme une maladie, et réglementée comme telle ? A bien des égards, il paraît évident que nous en sommes encore loin.

Laisser un commentaire

Votre adresse mail ne sera pas publiée. Tous les champs sont obligatoires.